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samedi 17 octobre 2009

Goneh Marra



Lors d’un voyage en chine, dans la province du Fujian, qui fait face à l’île de Taiwan, j’étais parvenu dans la ville côtière de Fuzhou au terme d’un long périple de trois mois. Au cours de ce voyage épuisant mais tellement riche en contacts, j’avais traversé tout le continent asiatique sur mon vélo, m’arrêtant sans planification précise au grès de mes rencontres. Pour subvenir à mes besoins, je faisais régulièrement halte dans l’un de ces établissements qui ont fleuris depuis l’ouverture de la
Chine à l’économie de marché : Les bars à Karaoké. J’aimais bien l’ambiance un peu glauque des lieux, peuplés de « monsieur gros-sous » les nouveaux riches chinois, et de leurs courtisanes,
officiellement des chanteuses amateurs, en fait des demi-mondaines que l’on surnommait là-bas des « demoiselles K. » « K » pour Karaoké. Souvent des parties de mah jong acharnées se jouaient dans une salle plus discrète. Le gouvernement les avait autorisées depuis peu, à condition qu’on n’y mise pas d’argent. Mais le chinois est joueur, et il trouvait mille artifices pour contourner l’oukase gouvernemental, d’autant que des cadres du parti n’hésitaient pas à se mêler aux « Messieurs Gros Sous » pour le plaisir du jeu, protégeant du même coup les businessmen lors de descente de police, il est vrai assez mollement diligentées.

Après m’être présenté au patron de l’établissement, je proposais mes services de chanteur pour animer la soirée. Durant des années j’avais observé un mien ami, bateleur de première, lors de soirées Karaoké ou à l’occasion d’anniversaires, mariages et bar mitsva sonorisés. J’avais admiré sa maîtrise de la confiscation du micro. M’inspirant du charisme de Fidel Castro, son aptitude à capter l’attention des foules durant ses discours fleuve, et des pratiques de pickpocket de mon copain, je m’emparais du micro et interprétais le répertoire français, très apprécié des chinois. Ils avaient un faible particulier pour Dalida et Claude François mais leur préférence allait à Michel Sardou. « Goneh Marra, Goneh Marra », lançaient-ils avec force courbettes. Au début je pensais que c’était une formule de bienvenue, dans le style du « Koniishiwa » des japonais popularisé par Luc Besson dans Taxi. Je me courbais à mon tour et leur répondais « Goneh Marra, Goneh Marra » en essayant de reproduire leur accent, ce qui les faisait beaucoup rire, tandis qu'ils me montraient sur l'écran plasma le père Sardou et son visage expressif de leprechaun. Les messieurs gros-sous m’invitaient alors à leur table, je partageais leur repas et leurs demoiselles K. j’avais droit à une petite rémunération. Je couchais sur place, puis repartais pour la ville suivante. Bientôt ma réputation me précéda, on connaissait le chanteur français qu’on surnommait désormais Goneh marra.

Petit à petit je m’écartai du répertoire traditionnel et des lac irlandais pour mettre en avant les compos des UFR. Les médias s’intéressèrent à moi. On me citait dans les journaux, ainsi que les Fossoyeurs -les jué mù rén- comme on les nomme en mandarin. J’eu une petite notoriété dans le milieu artistique local, au point que je fus reçu par le premier secrétaire de l’Union des Artistes du Fujian. Il y eut réception, discours, toast à l’amitié entre les peuples et au concert des nations. Pour m’honorer on sacrifia quelques macaques dont on décalotta le crâne avec des sabres de cérémonie afin de m’en faire déguster la cervelle encore tiède.
Puis on me proposa la visite d’une école. On me fit monter dans une limousine noire. Elle datait des années soixante. C’était une Hong Qi, « Drapeau Rouge », la voiture des élites du Comité Central du Parti Communiste Chinois. Le premier secrétaire, avec des tremolos dans la voix m’expliqua qu’elle avait servie au transport du président Mao lui-même lors d’un déplacement dans le Fujian pour célébrer la construction de la cent millième moissonneuse-batteuse sortie de la glorieuse usine de production industrielle n°417.



On stoppa bientôt devant l'école. Alors que notre cortège pénétrait dans le grand hall, décoré de drapeaux hollandais (les officiels avaient confondu les emblèmes) je pouvais entendre des voix enfantines entonner avec un fort accent : Terre brûlée au vent/Des landes de pierres/Autour des lacs/C'est pour les vivants/Un peu d'enfer/Le Connemara. C’était une classe de CP pour autant que je puisse en juger, les enfants étaient accompagnés d’instruments de musique traditionnels, le dòngxiāo sorte de flûte, la gǔqín (cithare), quelques shēng qui produisaient un son d’orgue bien qu’il fallut souffler dedans, et surtout une dizaine de biān zhōng, lourdes cloches de bronze qui imprimaient à l’ensemble un caractère solennel assez éloigné de l’ambiance celte originelle. D’autant que les solides gaillards qui tapaient dessus s’en donnaient à cœur joie. Je me joignis à la chorale, entonnant le contrechant à la tierce puis à la quinte, parcourant la gamme pentatonique dont je me souvenais qu’on l’appelait aussi la gamme chinoise. Et puis la chorale des enfants s’écarta, comme un rideau de théâtre s’ouvre et découvre la scène, tandis que les dernières harmoniques des puissants biān zhōng s’évanouissaient dans le silence. Au fond de la classe, sur l’estrade du maître d’école devant un grand tableau noir usé, se tenait une gamine de sept ou huit ans, vêtue de l’uniforme scolaire, avec un petit foulard rouge sur les épaules. Elle se tenait bien droite et fière ; elle marqua un court silence, puis d’une voix claire et maîtrisée m’adressa un discours et salua.

Elle s’empara d’une craie et se mit à dessiner à toute allure sur le tableau. J’étai sidéré : ses doigts dont j’avais le plus grand mal à suivre le déplacement couraient avec précision, la craie traçant à mesure des contours qui me parurent étrangement familiers. Soudain, de la confusion initiale jaillit la compréhension : elle était en train de reproduire le logo des Undertakers. Terminant son dessin la fillette se leva d’un bond, se mit au garde à vous, lança un cri martial auquel la chorale fit écho : Anda Dékah !

Anda Dékah, Anda Dékah : tendant le bras, le directeur de l’école me désignait en riant le logo sur le tableau. Anda Dékah… Undertaker ! La compréhension explosa dans mon cerveau déclenchant une hilarité incoercible : Anda Dékah… Undertaker.. jué mù rén ! À gorge déployée, des larmes plein les yeux, je me mis à rire sans retenue, rejoint par les officiels puis par l’ensemble des enfants. Ce rire collectif, manifestation universelle de la joie des hommes, je l’ai encore à mes oreilles à l’heure où j’écris ces lignes ; mais je me souviens surtout de la petite fille chinoise qui avait dessiné notre affiche, là bas, à l’autre bout du monde. Je me rappelle sa silhouette frêle, son foulard rouge, ses cheveux noirs et raides sagement coiffés, la frange qui lui couvrait le front. Son allure martiale de petit soldat, mais aussi ses genoux écorchés au cours d’une partie de ballon prisonnier, et le sourire lumineux qui avait éclairé son visage. Il lui manquait deux dents, en haut.

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