Pour traduire un peu le difficile travail de répétition, il me vient constamment à l’esprit la comparaison avec la pratique du tennis, tout au moins telle que je me la rappelle, puisque ma dernière prise de raquette remonte à des temps anciens et en un lieu exotique. C’était en 1983, en Corse, sur le cours d’un camping. Mon partenaire de jeu était notre Alain V1.0, Le Baou désormais reconverti à la baballe (babyfoot/ping pong). A l’époque notre expert comptable était un killer, un shogun : En matière de fair play, il avait fait sien le commentaire de Jules César à propos de Vercingétorix : Vae Victis.
Et sur ce cours au milieu du maquis et des genévriers corses, où les sangliers s’ébattaient en liberté, Vercingétorix, c’était moi ! Il m’avait massacré ! Enfin pour être plus précis, je m’étais massacré tout seul étant donné que j’avais renvoyé TOUTES les balles absolument partout, sauf sur la surface dévolue à cet effet. Alain en ce temps là n’était pas le gentil compagnon de nos soirées débridées, c’était un être impitoyable et sarcastique, volontiers méprisant, qui n’hésita pas à m’achever par des quolibets et autres remarques caustiques enfonçant le coin de son ironie dans le bois tendre de mon orgueil blessé. Cet échange vespéral et à sens unique sonna le glas de ma pratique tennistique : je n’ai plus touché une raquette depuis.
Mais laissons-là cette blessures encore ouverte pour revenir au sujet : Comme au tennis on a le sentiment parfois que « tout passe » et qu’un Dieu insolent préside à nos coups. On pourrait jouer les yeux fermés, de la main gauche, assis le dos tourné au cours que cela ne changerait rien : on renvoie les coups les plus vicieux. Les services canons, les passings, les lobes, les montées au filet témoignent de notre aisance que l’on contemple émerveillé, avec un détachement serein comme si l’on était le spectateur de sa propre réussite. La balle rebondit agréablement sur les cordes en rendant un son harmonieux, les gestes sont souples et parfaitement exécutés, les déplacements aériens, la vision du jeu est panoramique et on a le sentiment, comme dans Matrix, que l’adversaire se meut avec une incroyable lenteur lorsque nous le transperçons d’un revers assassin.
En musique c’est pareil. J’ai encore présente en mémoire la séance du Studio James Brown et l’incroyable facilité avec laquelle nous nous sommes mis en place pour finaliser I Feel Good. Le son était parfait, les musiciens égrenaient avec désinvolture et précision leur partie, et ma voix s’insérait d’elle même dans une mécanique parfaitement huilée, avec un grain et un timbre que James Brown himself n’aurait pu égaler. Même les deux saxos étaient en place, évoluant de manière synchrone mi-velours-mi-cuivre sur le tempo rythm and blues de notre Carré. Nous étions inspirés, nous étions habités. Je me fis la réflexion que ce titre était un de ces jalons qui marquent les étapes d’une progression. Il effaçait mes appréhensions sur notre capacité à reproduire, il me rassérénait : Nous avions franchi un cap, le groupe était suffisamment mature désormais pour absorber tous types de reprises, la mise en place d’un nouveau morceau devenant une formalité. Nous n’étions désormais plus limité que par notre imagination !
En revanche, Il faut bien admettre que la dernière répète ne fut pas de cette étoffe. Loin d'être en harmonie avec la musique éthérée des sphères, notre session à l'instar de James Cameron dans son batyscaphe plongea au plus profond de l'abyssale fosse d'un orchestre discordant, là-bas tout en bas, où la lumière est absente, où la pression est écrasante, où d'horribles choses tournoient et tentent de vous dévorer, où l'on se révêle nu et désempéré face à sa solitude environnée de chimères. De lumière, il n'en jaillit aucune de notre hébétude, la pression fut telle qu'elle écrasa le son, comme si ce dernier, comprimé, peinait à sourdre des instruments et ne s'échappait que par borborymes et remugles d'une quelconque cheminée sulfurée en un bouillonnement confus et stochastique. Les monstres étaient aux aguets, on le sentait : bien qu'invisibles ils oeuvraient dans la pénombre pour multiplier les incidents. Comment expliquer autrement notre lamentable prestation, sinon ?
Peut-être quelques éléments d'explication pouvaient-il nous éclairer ?
Cela commença de manière assez anodine, pour ainsi dire sournoisement, comme une brume malsaine s'insinue par les interstices d'un local qu'on croyait sûr (Il convient à ce stade de la lecture, d'imaginer un accompagnement musical lancinant, style BO du film The Thing, celui de John Carpenter). Ainsi dès mon arrivée, après avoir sorti mon livret de chant, je cherchai désespérement une surface inclinée pour le poser. A part l'instable lutrin aux pieds plats qui me servait d'habitude, squatté par les partoches du Leader, je ne pus dénicher qu'un autre praticable, hélas convoité par l'Ultrabassiste. Où étaient passés les quatre ou cinq pupitres jusqu'alors à disposition ? Malgré mes nerveuses déambulations je fus incapable d'en dénicher un.
L'Ultrabassiste de son coté tenta d'introduire son jack dans une prise libre de notre vénérable ampli de scène. Mais tous les emplacements étant déja occupés, il manifesta très rapidement la volonté de jeter l'éponge et de rentrer chez lui. Mon micro quant à lui était couplé au canal d'un instrument, lorsque on le modifiait on modifiait mon son par la même occasion. J'eu l'idée d'objecter, mais y renonçait.
La pianiste goguenarde s'assit derrière son clavier, prodiguant des paroles d'apaisement à notre Poun tout en tripotant des deux mains son corps Korg (tm) : il se révéla inerte, n'opposant aucune réaction aux doigts pourtant habiles de notre muse. Malgré l'aide du Carré, en dépit de mes manipulations sous les encouragements du Barde, le corps Korg de Lololalolo fut insensible également à nos sollicitations : pas un son ! On eut l'idée, en désespoir de cause, d'exhumer le Bontempi des enfants. Il était opérationnel selon le Barde, mais dépourvu d'alimentation. On dénicha un adaptateur secteur avec variation de voltage.
Nous étions quatre pour alimenter le Bontempi : Jésou aurait pu brancher le transfo mais ne pouvait pas lire les chiffres du voltage, Pascou aurait pu lire le voltage mais pas brancher l’alim. : hélas il ne pouvait pas se baisser (il a les hanches bloquées), pour ma part j'aurais pu lire le voltage, et brancher la prise, mais une forêt d'obstacle m'en interdisait l'accès. Quant à Pierrot il était bien trop empêtré dans ses propres branchements pour dépasser le stade de l'encouragement !
Après un bonne période de gesticulations, (tandis qu'entre temps le Barde en mode déconnecté interprétait "I Feel Pretty", tiré de "West Side Story" dans sa version Gary Moore) Laurence tenta d'extirper un son de PIANO du dispositif muni de touches honteusement présenté comme un clavier, non sans nous avoir fait profiter au préalable d'un florilège de bourdonnements improbables pompeusement bâtisées Piano1, Piano2... sans qu'on ne sache bien dire en quoi ils étaient différents.
Mais ce n'était pas encore assez, il restait aux guitaristes à rentrer dans la danse : passons sur le contrôle du volume des deux engins dont on SAIT au bout de cinq ans que c'est une bataille perdue, arrêtons-nous quelques instants sur la maîtrise toujours aléatoire des effets dont on peut affirmer sans risque que c'est une bataille perdue, et concluons sur l'accord des guitares. Bon là il y eut débat sur la note de référence : il s'agissait d'un mi je crois.. Cependant le choix du Bontempi comme étalon, jetta un doute sur la justesse de ce dernier, jeta un doute d'ailleurs sur la justesse de TOUS les instruments qu'on tentait d'accorder avec. Surtout que pour interpréter le Down Down des Satus Quo, but de la séance, on avait désaccordé les guitares EXPRES ! Là une petite digression : sachant les efforts nécessaires pour accorder les guitares dans leur configuration d'usine, et connaissant leur propension naturelle à la dérive, n'était-il pas un peu audacieux d'en plus les désaccorder délibérément avec cet espoir vain d'en tirer un son harmonieux ? fin de la digression.
A ce stade, au bout de trois quart d'heure de combat, sans préjuger de l'état émotionnel des autres, en ce qui me concernait j'étais déjà épuisé moralement avant de commencer, avec une certitude fataliste, fruit sans doute de l'expérience, que cette répétition serait, passez moi l'expression... merdique !
A ma montre il était 22 heures. Il me restait une heure à tenir. Il est vrai que nous avions placé la barre un poil haut : P. nous avait prévenu le matin même qu'il nous faudrait travailler un nouveau titre des Status Quo, à la demande du bassiste dont on connait la prédilection pour ce groupe majeur, figure emblématique du boogie US. A part peut être le Leader et l'UltraFan, nous n'avions guère eu le temps de travailler le morceau. D'ailleurs la pianiste s'était présentée la fleur au fusil, persuadée qu'il n'y pas avait de piano dans ce boogie. Hélas pour elle, notre Pierrot avait déniché parmi toutes les interprétations des SQ, LA version avec une partie clavier !
Comme toujours avec les morceaux qui semblent simples à l'écoute, celui-ci se révéla particulièrement piégeux, avec ses breaks, ses solos de guitares glissant interminablement, et ses reprises surprises, et ses emboitements d'instruments. La magie qui avait présidé à la compréhension quasi intuitive de I Feel Good n'opéra pas. On déchiffra laborieusement, on fit cinq tentatives sans passer le premier couplet. On compta les mesures. Une querelle d'experts s'engagea sur la manière de les compter : devait-on compter 1 au début de la mesure, ou 1 à la fin de la mesure ? J'eu l'impression tout au long de ce calvaire que tous les instruments jouaient faux tant leur son était atroce, saturé, sale, imprécis, avant de m'interroger sur ma propre justesse. Je ne m'entendais pas bien. Mais je ne dis rien car monter mon son aurait aussi monté celui de mon binôme, mon siamois de circonstance, cet instrument qui partageait ma piste.
Bien sûr la tonalité du morceau ne me convenait pas : entre le couplet et le refrain je ne pouvais garder la même, passant d'un octave à l'autre. Lolo suggéra qu'on pourrait peut-être essayer de s'accorder à ma voix, il parait que ça se fait parfois, mais j'étouffai dans l'oeuf cette suggestion : les musiciens avaient déjà du mal à déchiffrer sur des guitares désaccordées avec la partition d'origine, je n'allais pas en plus leur imposer de transposer. De plus, en pleine confusion, je n'avais pas le début d'une idée sur une tonalité à leur proposer qui me soit adaptée. Les pauses furent nombreuses, chacun demandant des éclaircissements, s'exerçant sur telle ou telle partie. Pierrot navigait de l'un à l'autre, patiemment, pendant que le reste des musiciens s'exerçaient chacun dans son coin et que je prétais mon dos au bassiste qui notait à la volée sur sa partition les indications du Leader. J'étais devenu un lutrin humain !
C'est à ce moment que Jean Paul fit son entrée. Dans le désordre indescriptible de cette séance son arrivée passa presque inaperçue. Il s'installa tant bien que mal, slalomant entre pupitres et pieds de micro, contournant basse et guitare, m'enjambant au passage, sortant les pièces de son saxo, les assemblant puis réglant l'accord tandis que nous continuions notre chemin de croix musical. On s'avisa qu'aucune version connue de Down n'incluait une partie saxo. Peu importe P. en créa une en deux temps trois mouvements. On incorpora le saxo dans notre cacophonie, et cela ne nous choqua pas, perdus que nous étions dans cette hallucination collective. Je ne me souviens plus si nous jouames une seule fois le titre en entier. Je sais que lorsque nous rendimes les armes j'étais vidé.
Dix minutes avant la fin de la séance et afin de profiter des guitares désaccordées on reprit Brown Sugar. Cela faisait plus de six mois que ne l'avions pas travaillé. Il n'y eut pas de miracle non plus : On avait tout oublié. C'était à chier !
Je consultai mon iphone. Je lus l'heure : 22h59. Sauvés !
Nous pliames rapidement. On discuta du concert de Rodilhan le 21 juin. Nous n'étions plus si surs de son opportunité, d'ailleurs le batteur n'y tenait pas plus que ça
Comme au tennis je vous dis. Parfois y a rien qui passe et on a envie de tout envoyer péter. Comme j'ai fait en 83. Mais depuis j'ai grandi...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire